Dan Sallitt

Rétrospective Inédit

Au début de Caterina (2019), cinq amis discutent ensemble. Une femme avoue que, selon elle, l’attirance sexuelle est la force première qui rapproche les couples, et que tout ce que l’on découvre par la suite – les croyances religieuses ou politiques de l’autre partenaire – n’est qu’un « recoupement », vérification à l’appui. Ces paroles dévoilent indirectement le territoire exploré par Dan Sallitt dans tous ses films : l’ambiguïté des relations – qu’elles soient amicales ou amoureuses, ou entre les membres d’une même famille – et la difficulté de comprendre et de naviguer au sein de ces relations. L’« autre » est toujours une énigme.

Par la suite, dans ce qui demeure aujourd’hui l’œuvre la plus récente de Dan Sallitt, on voit l’une des cinq amies, Caterina (Agustina Muñoz, une habituée des films de Matías Piñeiro), vivre une série de rencontres. Il y a un homme en colère qui lui dit qu’elle est trop disponible, trop ouverte aux autres; il y a cet amant d’un jour qui se déconnecte émotionnellement, immédiatement après qu’ils aient partagé une intimité sexuelle. Il n’y a pas de « dénominateur commun » ou de règle à travers ces diverses instances de relation avec les autres. Chaque incident présente son propre mystère, avec la possibilité de malentendus mutuels, d’intentions et d’intensités inadaptées. C’est sur cette zone de mystère dans la vie quotidienne que Sallitt se concentre. C’est un artiste qui ne cherche jamais une échappatoire facile, rapide ou rassurante aux problèmes qu’il met en scène.

Comment une amitié fusionnelle peut-elle survivre aux ravages du temps qui passe (Fourteen, 2019) ? Comment deux amoureux qui n’ont jamais couché ensemble peuvent-ils faire face aux premières semaines angoissantes du mariage (Honeymoon, 1998) ? Les films de Sallitt refusent le diagnostic stéréotypé qui fait des personnages perturbés des êtres exigeants, névrosés, refoulés ou déprimés. Chaque relation qu’il dépeint est une situation compliquée, à double sens, donnant-donnant. Leonard Cohen a évoqué ces états émotionnels qui « commencent avec votre famille, mais qui se transforment bientôt en votre âme ». Sallitt montre des parents froids et intimidants (All the Ships at Sea, 2004), et des frères et sœurs extrêmement proches tentés par un désir incestueux « indicible » (d’où le titre : The Unspeakable Act, 2012). Et il insiste sur la réalité fondamentale, pour nous tous, de la solitude.

Le cinéma de Dan Sallitt présente une atmosphère feutrée, étouffée. Pas de bande-son réconfortante pour combler les silences dans les conversations. L’angle de prise de vue est presque toujours statique, et reste parfois longtemps sur la personne qui parle – Sallitt refuse la convention éculée qui consiste à couper compulsivement pour montrer l’auditeur dans le contrechamp. Le jeu des acteurs est d’un naturel tel qu’il peut déconcerter par les nuances de gaucherie et d’intériorité finement saisies.

Un spectateur novice pourrait croire que Sallitt est essentiellement un cinéaste de « l’observation ». Un artiste qui croit en les dialogues de son scénario et fait confiance aux qualités d’interprétation de ses comédiens. Il y a du théâtre dans la façon dont ses personnages se lèvent ou s’assoient pour s’adresser les uns aux autres (ainsi la conversation entre la sœur aînée et le prêtre dans All the Ships at Sea), mais aussi une aura romanesque (la narration en voix off de Jackie (Tallie Medel) qui ponctue The Unspeakable Act). Pourtant, Dan Sallitt, à l’instar de Kelly Reichardt, est véritablement un formaliste du cinéma, au sens le plus riche du terme. Lorsqu’il s’écarte sciemment de son propre système – lorsque la caméra bouge soudainement, ou que le plan reste fixe sur un espace qui n’est plus occupé par des acteurs – la puissance expressive de tels gestes cinématographiques est alors palpable pour le spectateur.

En tant que critique de cinéma, Dan Sallitt est expert dans l’analyse de toutes les formes cinématographiques, du contemplatif (Bresson) au chaotique (Pialat). Ce mélange de sagesse critique et de pratique artisanale a fait de Sallitt une figure qui inspire d’autres personnes autour de lui, des artistes plus jeunes tels que Ted Fendt (Classical Period, 2018), Sofia Bohdanowicz (The Hardest Working Cat in Showbiz, 2020, porte malicieusement à l’écran un essai tiré du blog de Sallitt) ou Piñeiro, dont le film Hermia & Helena (2016) offre à Dan Sallitt un rôle discret, mais mémorable. Une telle influence est le signe d’une révolution tranquille du cinéma contemporain.

Adrian Martin

Adrian Martin est critique de cinéma. Né en Australie, il vit aujourd’hui en Espagne. Il est l’auteur de neuf livres et écrit régulièrement pour Trafic (France), Sight and Sound (Royaume-Uni), Screenhub (Australie), MUBI Notebook (États-Unis), Filo (Corée), Caimán (Espagne) et de Filmkrant (Pays-Bas).

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Séances

  • Cinéma L'Ecran| vendredi 4 février 2022 - 20H45 | VO

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    'Fourteen' suivi d'une rencontre avec Dan Sallitt et Giulio Casadei

  • Cinéma L'Ecran| samedi 5 février 2022 - 20H15 | VO

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    'The Unspeakable Act' suivi d'une rencontre avec Dan Sallitt, Sophie Fillières et animé par Pierre Eugène

  • Cinéma L'Ecran| dimanche 6 février 2022 - 16H30 | VO

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    'All the Ships at Sea' et 'Caterina' de Dan Sallitt / 'Le chat le plus populaire du Showbiz' de Sofia Bohdanowicz / suivi d'une rencontre avec Dan Sallitt

  • Cinéma L'Ecran| dimanche 6 février 2022 - 18H30 | VO

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    'Honeymoon' suivi d'une rencontre avec Dan Sallitt